L'empire
Par des mariages et une série de conquêtes, le Tibet devient l'un des plus grands empires du monde; il ne tardera pas à abuser de sa puissance. Le bouddhisme y est introduit. Il s'impose, non sans difficultés, contre le bön. Les luttes religieuses et le triomphe du bouddhisme s'accompagnent de la dissolution et du morcellement de l'empire en de multiples fiefs indépendants.
629: Début du règne de Songtsen Gampo, fils de Namri, (né en 569, 610 ou 617, mort en 649, 650 ou 651) - La première date de naissance paraît la plus plausible, c'est pourtant la troisième qui serait la plus proche de la vérité puisque Songtsen Gampo aurait régné à partit de 13 ans; la vie était brève et que l'on était précoce à cette époque! Ajoutons que les rois n'attendaient pas d'être débiles pour quitter le pouvoir; ils le cédaient à leur héritier dès que celui-ci était en âge de se faire respecter; parfois, l'ancien roi était purement et simplement éliminé; pendant la minorité du nouveau roi, la régence était exercée par sa mère ou les frères de cette dernière.
Songtsen Gampo est prédestiné. Une lumière, jaillie du cœur d’Avalokitesvara (bodhisattva de la compassion), inonde le palais de ses parents avant sa venue au monde. Il porte sur l’occiput une image de la tête d’Amithaba (bodhisattva de la lumière infinie). Le nouveau tsenpo (empereur) arrive au pouvoir dans une époque troublée: il échappe à une tentative d'empoisonnement peu après sa naissance. Seule une extrême fermeté, conjuguée à une astucieuse politique d'alliances, sont de nature à lui éviter le sort de son prédécesseur. Peu après son accession au trône, il mate donc une insurrection de seigneurs, qu'il fait exécuter, et épouse trois princesses tibétaines, afin de réunir sous son sceptre leurs provinces. .
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Songtsen Gampo entre ses deux épouses népalaise et chinoise |
. 632: Par son mariage avec une princesse népalaise, Songtsen Gampo protège son flanc sud.
632 ou 633: Myang Mang-po-rje Zhang-shang est exécuté et remplacé par Mgar-srong-rtsan.
633: Songtsen Gampo quitte la vallée du Yarloung, où il résidait jusqu'alors, pour s'établir à Lhassa. Il entreprend l'édification d'un palais à l'emplacement du Potala. Ce palais comportera 909 pièces.
634: Victoire sur les T'ou-yu-huen du lac Kokonor où l'empire va se procurer des chevaux pour sa cavalerie.
635: Thonmi Sambhota rapporte l'écriture tibétaine de l'Inde, où Songtsen Gampo avait envoyé des Tibétains pour y étudier le sanskrit. Cependant, si la langue écrite est désormais fixée et n'évoluera presque plus à partir du 12ème siècle, la langue parlée continuera jusqu'à nos jours à se subdiviser en de nombreux dialectes différents selon les régions, voire d'une vallée à l'autre.
635-636: Victoire des troupes de Songtsen Gampo sur les A-zha qui vivent au bord du lac Kokonor.
638: Les Tibétains envahissent le Sichuan et le nord du Yunnan, défiant l'empereur Tang de Chine qui a refusé la main de sa fille à Songtsen Gampo. Ils menacent aussi la Birmanie.
639: Songtsen Gampo fait brûler vif son frère cadet avec lequel il était en conflit.
640: Les Tibétains envahissent le Népal.
641: Les victoires tibétaines amènent l'empereur de Chine a céder aux exigences de Songtsen Gampo. La princesse Wencheng, fille de l'empereur Taizong, va devenir la nouvelle épouse du monarque du Pays des Neiges; elle amène à Lhassa une statue du Bouddha supposée réalisée du vivant de ce dernier.
L'influence chinoise commence à pénétrer au Tibet dans les bagages de la nouvelle épouse du monarque tibétain. Des produits jusqu'alors inconnus: vers à soie, papier, encre, pierre à moudre, alcool de riz et verre y parviennent; des étudiants tibétains se rendent en Chine. Le mode de vie des Tibétains se transforme. La culture des céréales et des fruits, l'irrigation, la métallurgie, un système de poids et mesures, de nouvelles manières de se comporter et de se vêtir... et bien d'autres éléments de civilisation se répandent peu à peu sur le Toit du Monde.
Les monastères du Ramotché et du Jokhang sont édifiés pour abriter les effigies du Bouddha amenées par les épouses chinoise et népalaise du roi. Le monastère du Jokhang est construit sur un terrain marécageux comblé par la terre apportée par une chèvre sacrée. On attribue à la statue apportée de Chine des vertus miraculeuses. L'épouse chinoise de Songtsen Gampo aurait découvert que le sol du Tibet était le corps d'une démone couchée sur le dos. Pour neutraliser les pouvoirs néfastes de cette dernière et favoriser ses aspects positifs, un système de temples, inspiré de la géomancie chinoise, est construit à sa demande par son royal époux; les temples sont des clous chargés de maintenir au sol la démone. Le bruit que l'on entend au Jokhang serait à la fois celui de l'eau du lac souterrain et du battement du coeur de la démone subjuguée qui gît en dessous. Ces constructions marquent le début de la première diffusion du bouddhisme. Les épouses, chinoise et népalaise, de Songtsen Gampo sont encore aujourd'hui vénérées au Tibet comme Tara blanche et Tara verte; la première introduction du bouddhisme au Tibet est donc d'origine chinoise et népalaise (Grand Véhicule). 641-645: Règne de Goungson Goungtsen, fils de Songtsen Gampo, en faveur de qui ce dernier a abdiqué. La mort du fils ramène le père sur le trône.
645 (ou 635): Soumission du Zhangzhung. Pour vaincre plus facilement le monarque de ce royaume, Songtsen Gampo lui offre la main de sa soeur. Cette dernière a pour mission de liquider son époux; elle s'acquitte parfaitement de cette tâche: le roi Ligmigya passe l'arme à gauche. Le vaste royaume du roi assassiné, en fait une confédération de tribus, s'étendait du mont Kailash jusqu'au bassin du Tarim. Cette région, d'où le bön est originaire, est annexée au Tibet.
647: Les Tibétains parviennent au nord de l'Inde.
L'empire tibétain est né. Une administration militaire et civile est mise en place; le pays est divisé en circonscriptions militaires dont les responsables doivent fournir des contingents de fonctionnaires et de soldats groupés en décuries, selon des principes que l'on retrouve chez les Turcs, les Mongols et même dans l'empire perse des Achéménides. Des codes civils et militaires sont édictés. Par conquêtes successives, l'empire s'agrandit aux dépens de ses voisins. Il sera l'un des plus puissants du monde. Mais, à l'intérieur de ce vaste ensemble, une structure clanique continue de subsister, dirigée par les anciens rois, les gyalpo; ces derniers, constitués parfois en véritables chefs de bandes, ne disparaîtront jamais complètement et seront encore présents au 20ème siècle; par ailleurs, l'empire est loin d'être stabilisé; c'est ainsi, qu'au cours du règne de Songtsen Gampo, les IDong, une peuplade de l'Amdo, se proclame indépendante; la rébellion est réduite par les armes et les vaincus s'exilent au Ningxia, au Shanbei et au Shanxi. Plus tard les IDong formeront le royaume de Mi-nyag (des Tangoutes ou Xia occidentaux) à cheval sur le Qinghai, le Gansu et le Sichuan.
649 (ou 650 ou 651): Mort de Songtsen Gampo. Il laisse un vaste empire qui s’étend des sources du Brahmapoutre aux plaines du Sichuan et du Népal au bassin du Tsaïdam. Ses obsèques sont celles d'un satrape oriental, selon le rite bönpo. Son corps desséché est recouvert d'or. Des serviteurs sont ensevelis à ses côtés; la dépouille du roi mort est gardée par des ministres qui, à défaut d'être inhumés avec lui, se comportent comme des morts et n'ont plus de contact avec le monde des vivants. L'empereur défunt admettait les sacrifices d'être vivants, lors de la signature des contrats et, même s'il a permis l'introduction du bouddhisme au Tibet, il ne peut pas être historiquement considéré comme un monarque bouddhiste. Après lui, la religion nouvelle va péricliter. Elle se heurte à la concurrence du bön. Alors, qu'au début, les deux confessions se sont tolérées, leur antagonisme devient de plus en plus vif. La doctrine bouddhiste est incompatible avec certains aspects de la religion ancestrale des Tibétains. Cette dernière procède à des sacrifices rituels d'animaux dont le sang abreuve les divinités; certains auteurs parlent même de sacrifices humains. C'est évidemment insupportable pour les bouddhistes. Par ailleurs, il convient de préciser que cette première diffusion du bouddhisme au Pays des Neiges est incomplète; elle ne s'accompagne en effet pas de l'élément qui constituera plus tard l'un de ses traits fondamentaux, à savoir le monachisme.
Début du règne de Mangsong Mangtsen, petit-fils de Songtsen Gampo. Le ministre Gar Tongtsen poursuit l'expansion territoriale de l'empire. Il initie une lignée de puissants ministres, celle des Gar.
654: Un recensement vise à distinguer les sujets susceptibles d'être enrôlés dans l'armée des autres considérés comme des sauvages.
658: Une stèle portant des caractères chinois est apposée sur une paroi rocheuse; elle relate les péripéties du voyage d'un émissaire extraordinaire de la cour des Tang en Inde via le Tibet.
665-666: Soumission de Khotan, Kucha, Karashahr et Kashgar au Sinkiang.
667: Mort de Gar Tongtsen, remplacé par son fils, Gar Tsenya Dombou.
670: Les Tibétains dominent le bassin du Tarim et contrôlent la Route de la Soie.
676: Mort de Magsong Mangtsen et début du règne de Tri Dusong, un enfant de deux ans. Le rôle du clan des Gar s'en trouve accru. Devenu adulte, l'empereur préfère chasser le yack sauvage, égorger le sanglier et tirer les oreilles du tigre plutôt que de gouverner.
Les Tibétains s'emparent de Dunhuang, important étape de la Route de la Soie.
677: Révolte contre le Tibet au Zhangzhung.
680: Le Tibet prend le contrôle du royaume de Nanzhao. Mort de la princesse Wen-tch'eng, épouse chinoise de Songtsen Gampo.
685: Mort de Gar Tsenya. Son frère Gar Thiding prend la direction des affaires.
692 (ou 694): Les Chinois reprennent Kucha, Kashgar, Yarkand et Khotan aux Tibétains. La Chine, alors dirigée par Wu Zetian, contrôle à nouveau la Route de la Soie. L'impératrice de Chine lutte fermement contre l'empire tibétain. Les deux puissances, chinoise et tibétaine, prétendent à l'hégémonie politique et religieuse.
695: Victoire de Gar Thinding sur les Chinois dans le Gansu.
698 (ou 678): Victoire des Chinois sur les Tibétains au Kokonor. L'empereur tibétain finit par trouver la tutelle des Gar d'autant plus pesante qu'ils ne remportent plus qu'épisodiquement des victoires. Il s'en affranchit. Les Gar doivent s'enfuir en Chine.
699: L'armée impériale tibétaine bat celle de Gar Thinding, du clan des Gar, qui se suicide.
Au cours du 7ème siècle, Tsongpön Norbuzangpo, un marchand d'une haute spiritualité, a rédigé une version tibétaine du Livre des Changements chinois (Yi King); il a également compilé les premières annales du commerce du Tibet avec les autres pays.
702: Paix sino-tibétaine. Le Tibet organise administrativement le royaume du Sumpa.
703 (704): Le royaume de Nanzhao (nord du Yunnan) reconnaît la suzeraineté du Tibet.
Le Népal et les pays himalayens se soulèvent contre le Tibet. Tri Dusong meurt au cours de la campagne entreprise pour dompter la révolte et ses fils se disputent la succession.
Début du règne du prince Lha.
705: Le prince Lha est déposé suite aux intrigues de l'impératrice douairière Trimaleu, qui avait déjà exercé la régence sous Tri Dusong. Début du règne de Tride Tsougtsen, alias Mes Agtsom (Grand Père Barbu), encore un enfant. Sous le règne de cet empereur, le cadastre sera instauré.
Le roi du Népal, vaincu, est destitué; son pays redevient tributaire du Tibet. Les Tibétains enlèvent le Ferghana aux Chinois.
Expansion turque en Asie. La Chine s'allie aux Turcs. En contrepartie, le Tibet s'allie aux Arabes.
709: Le roi du Serib, petit royaume au sud-ouest du Tibet, est pris et son pays tombe sous la domination des Tibétains. 710: Mariage d'une princesse chinoise, fille adoptive de l'empereur Zhongzong, avec Mes Agstom (Tride Tsougtsen), petit-fils de Trimaleu. Le Tibet revendique la possession d'un territoire chinois afin que la princesse puisse disposer d'un fleuve où se baigner. La Chine, effrayée par la réputation de cruauté des guerriers tibétains, accepte cette cession.
712 : Mort de Trimaleu.
L'empereur chinois Xuanzong (Hiuan-tsong) (712-756) adopte le taoïsme comme religion officielle. La princesse chinoise, devenue impératrice du Tibet, favorise la pénétration de la civilisation chinoise sur les hauts plateaux; le confucianisme, le taoïsme, la médecine et le bouddhisme chinois y font une timide apparition. Le nestorianisme y aurait également pénétré; le patriarche Thimotée 1er (727-823) mentionne en effet l’existence au Royaume des Neiges d’une communauté prometteuse pour laquelle il réclame l’envoi d’un évêque.
714: Tentative tibétaine d'invasion de la Chine. Elle échoue.
717-720: Le calife Umar de l'empire perse envoie Salah bin Abdullah Hanafi au Tibet. Ce serait la première tentative de pénétration de l'Islam sur le Toit du Monde.
727: Nouvelle tentative d'invasion de la Chine. Elle est couronnée de succès. Les troupes tibétaines s'empare d'Anxi, au Gansu, et se gorgent de pillages, mais elles échouent dans le bassin du Tarim. Les Chinois reprennent le Ferghana.
730: L'équilibre des forces contraint l'empire tibétain et l'empire chinois à engager des négociations de paix. Les classiques chinois et un recueil de littérature sont envoyés au Tibet.
737 (740?): Le Brusha (Gilgit, Grand et Petit Po-lu) se soumet au Tibet. Le roi du Gilgit épouse une princesse tibétaine; impuissant face à la résistance de ce petit royaume, Tride Tsougtsen a trouvé ce moyen pour asseoir sur lui son autorité.
747: Le Tibet perd le contrôle du Gilgit.
750: Offensive chinoise contre le Tibet. Des troupes tibétaines rallient l'armée chinoise. Xuanzong, allié aux Turcs ouïgours, occupe le nord du Tibet.
751: Victoire des Arabes sur les Chinois sur les rives de la rivière Talas, en Asie centrale. Le bassin du Tarim s’ouvre à la conquête musulmane. L'expansion de l'Islam amène des bouddhistes à se réfugier au Tibet; cet exode favorise le développement du tantrisme dans le bouddhisme tibétain.
755: Tride Tsougtsen est assassiné suite à un complot de ses ministres.
755-763: Révolte de seigneurs de la guerre (An Lushan) en Chine.
755 (ou 756): Début du règne de Trisong Detsen (742-798 ou 803), fils cadet de l'empereur défunt; on le prétend doté de pouvoirs magiques.
756-757: Le Bengale est tributaire du Tibet.
La Chine est menacée de toutes parts (Arabes, Tibétains, Mongols, dissensions internes).
762: L'empereur de Chine renonce unilatéralement aux échanges de cadeaux traditionnels avec l'empereur du Tibet.
763: Alliance du Tibet avec les Ouïgours. Xian, capitale de la Chine, alors en proie à la rébellion d’An Lushan, tombe aux mains des Tibétains et de leurs alliés. La ville est mise à sac, l'empereur de Chine s'enfuit. Il est détrôné au profit d'un usurpateur imposé par les vainqueurs. Mais le règne de ce dernier ne durera que quinze jours. Passé ce délai, les envahisseurs se retirent pour aller piller ailleurs.
Dans le bassin du Tarim, les Tibétains, profitant de l'affaiblissement de la Chine, prennent Turfan et Hami.
778: Alliance du Tibet avec le Siam pour attaquer le Sichuan.
783: Traité de paix sino-tibétain. On égorge des animaux et les plénipotentiaires scellent la réconciliation de leurs maîtres en se barbouillant les lèvres de leur sang. La Chine abandonne le Kokonor au Tibet. Les Tibétains vont bientôt rompre cette paix qui n'est en fait à leurs yeux qu'une trêve.
787: Nouvelle invasion de la Chine par le Tibet; Dunhuang tombe à nouveau. On renégocie. La Chine est humiliée: ses ambassadeurs sont faits prisonniers.
789-790: Les Tibétains s'emparent de Beshbalik et de Khotan, dans le bassin du Tarim.
780, 792 ou 793?: Le maître du Tibet organise un concile à Lhassa. Les représentants du bouddhisme hindou et ceux du bouddhisme chinois sont invités à y présenter leurs points de vue respectifs. Le choix de l'empereur se porte sur les premiers. D'après une des versions de l'affaire, nombre de partisans de la doctrine rejetée se suicident; ils ont pourtant triomphé au cours des débats, mais l'empereur a tranché en faveur de leurs adversaires pour des raisons politiques: il privilégie l'influence indienne pour tenir la Chine à l'écart; le principal avocat du camp des vaincus quitte les lieux en y oubliant une chaussure; l'essentiel de son enseignement y est dissimulé; il est destiné aux générations futures.
On remarquera le goût des Tibétains pour les joutes verbales qui permettent de départager des doctrines différentes; on les reverra à l'oeuvre plus tard et il n'est pas impossible qu'elles soient à l'origine du pittoresque système de contrôle des connaissances entre étudiants encore en usage dans les monastères. Trisong Detsen s'efforce de contenir la poussée musulmane à l'ouest. Il essaie même d'envahir les possessions d'Haroun al-Rashid; ce dernier s'allie alors à la Chine. Les troupes tibétaines sont refoulées et la menace musulmane assombrira la fin du règne de l'empereur.
794: Le royaume de Nanzhao échappe à la tutelle du Tibet. Il s'allie à la Chine et lui servira de rempart.
797: Trisong Detsen abandonne le pouvoir. Il mourra un an plus tard. Pour les bouddhistes tibétains, ce prince, émanation de Manjusri, bodhisattva de la sagesse, aurait choisi lui-même le moment de sa disparition, alors qu'il était encore en bonne santé. Son tumulus funéraire, une pyramide à trois degrés de 180 m de côté, la plus imposante des tombes de la vallée de Tchong-gyé, rappellera la puissance de l’Empire tibétain au cours de son règne.
Au 8ème siècle, l'expansion de l'empire tibétain l'a fait entrer en contact avec de nombreux autres peuples (Ouïgours, Sogdiens, Chinois, Iraniens, Arabes) et les religions pratiquées par ces peuples (manichéisme, nestorianisme en particulier) sont susceptibles d'avoir influencé le bouddhisme tibétain; il est probable que les funérailles célestes sont inspirées des tours du silence perses où les morts sont la proie des vautours; la crémation est évidemment venue de l'Inde; mais le mythe d'un être né de l'accouplement d'un homme et d'une vache pourrait bien avoir été inspiré par celui du Minotaure grec. Des influences se sont également exercées dans le domaine scientifique, la Chine et l'Inde apportant diverses techniques de divination et de calculs astrologiques ainsi que leur science médicale.
Durant le long règne de l'empereur, d'importants changements sont intervenus au Tibet. Trisong Detsen s'est efforcé d'étendre l'influence du bouddhisme à l'ensemble du pays, peut-être dans le but d'affaiblir le clergé de l'époque afin de renforcer son pouvoir politique. Il a persécuté les sectateurs du bön et s’est heurté à l'hostilité d'une partie de son entourage. Pour surmonter ces difficultés, il a fait appel à un savant réputé de l'Inde Shântarakshita, puis à un sage tantriste Padmasambhava, dont le nom signifie "Né du Lotus"; on notera que cette plante, qui pousse dans des eaux fangeuses, possède en quelque sorte le pouvoir de tirer la pureté de la boue; être né du lotus est donc hautement symbolique. Padmasambhava est initié à la magie et peut lutter contre les bönpos sur leur propre terrain. Au lieu de répudier les croyances antérieures, il montre leur compatibilité avec le bouddhisme, dans lequel il les intègre. C'est ainsi que les montagnes sacrées bönpos vont devenir des lieux de pèlerinages bouddhistes. La plupart des terribles et belliqueuses divinités locales ne sont pas été éliminées mais seulement asservies au bouddhisme. Elles demeurent présentes dans les rituels d'une religion pourtant basée sur la non violence et la compassion. Ces divinités peuvent en se rebeller et entrer en conflit avec leurs maîtres qui doivent sans cesse s'efforcer de les contenter ou de les subjuguer. C'est ce qui explique les aspects contradictoires d'une religion qui déroutent et fascinent à la fois les esprits européens. On peut voir aussi dans cette opposition l'effort du peuple tibétain pour refouler les instincts guerriers qui sont une composante essentielle de sa culture afin de respecter les préceptes bouddhistes. Ce peuple tibétain n'est-il pas l'héritier à la fois des vertus pacifiques de son père, Avalokitesvara, et des traits de caractères violents, guerriers et courageux de sa mère, Srinmo?
Cette période d'expansion de la nouvelle religion voit la fondation du monastère de Samye , "l'inimaginable", en 779 (ou 774?), et celle de l'école des Nyingmapas (coiffes rouges) qui ne porteront cependant ce nom qu'à partir de la création des autres écoles. L'avènement du monachisme constitue une étape essentielle dans le développement du bouddhisme tibétain; il deviendra une des pièces maîtresses de la civilisation du pays. C'est dans les monastères que s'acquiert la connaissance et c'est en eux, ainsi que dans les ermitages, que l'on se livre aux pratiques qui conduisent à l'éveil. Les bénéfices retirés de cette activité sont supposés se répandre sur toute la société. Les laïcs ne participent pas aux rites auxquels ils ne peuvent qu'assister; ils accumulent néanmoins des mérites grâce à leurs offrandes aux monastères. Ces derniers vont progressivement prendre une place prépondérante dans l'organisation sociale, économique et politique du pays. Ils seront dotés de terres, de serviteurs et jouiront d'exemption d'impôts et de corvée. Leurs abbés, souvent issus des mêmes familles que les princes, constitueront avec ces derniers des hiérarchies parallèles qui s'appuieront mutuellement*. Au sommet de la hiérarchie, l'empereur, protecteur de la religion officielle, sera investi d'une sorte de souveraineté spirituelle; il sera proclamé chögyel, roi de la Loi, défenseur du Dharma. Possédant une proportion importante de la propriété foncière du pays, la richesse et la puissance des monastères en feront un des éléments majeurs du féodalisme tibétain; au plan économique, il joueront même un temps le rôle de banquiers, comme d'ailleurs les Templiers en Occident.
* Cette sorte de dyarchie se reproduira jusqu'à nos jours, des lamas faisant encore partie de l'administration chinoise. Elle trouvera sa forme la plus significative dans la relation chapelain-protecteur.
A l'époque de Trisong Detsen, apparaît également Vimalamitra, un maître hindou formé en Inde et en Chine qui va propager, avec Padmasambhava et Vairotsana, la doctrine dzogchen au Tibet. Cette doctrine s'efforce de surmonter le dualisme entre le nirvana et le samsara. Aussi appelée Grande Complétude, elle fait partie des traditions les plus révérées du Bouddhisme et du Bön et son origine se perd dans la nuit des temps. Le Dzogchen repose sur l'état primordial, celui d'éveil total qui constitue l'essence de tous les Bouddhas et de toutes les voies qui conduisent à l'évolution spirituelle. C'est la perfection suprême de la nature de Bouddha qui repose en chaque être et que celui-ci atteint lorsque se dissipe son ignorance. Certains auteurs pensent que le Dzogchen constitue en fait une quatrième voie en plus des trois véhicules traditionnels (petit véhicule, grand véhicule et véhicule de diamant). Son principe est l'autolibération spontanée des passions plutôt que leur transformation comme dans le tantrisme. Il présente des analogies avec le chan (bouddhisme chinois) chassé du Tibet lors du concile de Lhassa au profit du bouddhisme hindou.
Malgré ces développements, le triomphe du bouddhisme n'est cependant pas total. L'impératrice, épouse de Trisong Detsen, Tse Pongza, demeurera fidèle au Bön, malgré les persécutions, et se montre une des plus acharnées opposantes à Padmasambhava. Pour elle, tous les attributs du bouddhisme: les trompettes creusées dans les ossements humains, les coupes faites dans des crânes, les peaux humaines tannées, les guirlandes d'os... sont moins religieux que démoniaques et ont été envoyés par l'Inde au Tibet pour le pervertir. Elle y voit une menace pour la monarchie et prévoit, avec beaucoup de justesse, sa disparition. Des prêtres bönpos sont massacrés et jetés dans les rivières. La persécution dont ils sont l'objet conduit les bönpos à cacher leurs textes sacrés dans des lieux secrets. Padmasambhava, de son côté, engage ses disciples à dissimuler les leurs. Des textes dzogchen qui réapparaîtront plus tard sont supposés avoir subi le même sort au cours des persécutions qui ne vont pas manquer. Les cachettes peuvent être matérielles mais elles utilisent également la mémoire humaine. Elles sont non seulement destinées à protéger les textes sacrés d'une possible persécution future mais aussi à mettre en attente ceux qui seraient incompréhensibles au public de l'époque et qui seront diffusés plus tard, à des auditeurs aptes à les recevoir, par les réincarnés, qui les auront mémorisés dans une vie antérieure. Ainsi naissent les termas (textes trésors).
Sous le règne de Trisong Detsen, un nouveau code de procédure pénale voit le jour. Les châtiments qu'il prévoit sont extrêmement cruels (bris de membres, par exemple), selon nos normes, mais probablement tout à fait en phase avec l'esprit du temps. Il subsistera longtemps, avec des adaptations; au 19ème siècle, à Litang, le coupable d'un vol à main armée était encore mis à mort; ses partisans pouvaient néanmoins demander sa liberté, s'il était pris vivant; mais alors il devait acquitter une sorte le rançon, le prix de la vie, qui représentait neuf fois la somme volée. Le prix de la vie s'appliquait aussi au meurtre; cette coutume permettait d'éviter d'interminables vendettas entre les familles; si le prix de la vie ne pouvait pas être payé, la vengeance s'exerçait, appelant d'autres vengeances. Toute atteinte à la religion, était sévèrement réprimée: qui montrait un religieux du doigt était amputé de celui-ci, qui parlait mal de la religion avait les lèvres coupées, qui regardait un moine de travers avait l'oeil arraché, qui volait les biens du clergé devait restituer quatre-vingt fois la valeur des objets subtilisés. Le clergé était mis presque à la hauteur du souverain; en cas de vol de ce dernier, la restitution s'élevait à cent fois la valeur, alors qu'elle n'était que de neuf fois lorsque la victime était un laïc ordinaire. Lorsqu'une peine de mort était prononcée, le condamné était brûlé vif ou jeté dans un fleuve. Les religieux bénéficiaient d'un traitement de faveur; on ne pouvait pas arracher un oeil aux moines, ni couper le nez aux nonnes!*
* Certains auteurs attribuent ces réformes judiciaires à Rapalchan.
Parmi les 25 principaux disciples de Padmasambhava, il convient de réserver une place particulière à Yeshe Tsogyal (777-837). Cette dernière naquit dans une famille princière. L’heureux événement fut accompagné du jaillissement miraculeux d’une source qui donna naissance à un lac. Celui-ci, appelé "Lha-Tso", devint ultérieurement un lieu de pèlerinage. Ses parents durent la cacher car, à peine âgée de quelques mois, elle avait déjà la taille d'une enfant de dix ans!
Ses origines princières n’évitèrent pas à la jeune fille bien des tribulations. Deux prétendants se présentèrent pour l'épouser. Craignant de mécontenter celui qui essuierait un refus, son père décida qu'elle appartiendrait au premier qui l'attraperait. Elle partit en avant avec des chevaux et des mules portant des provisions. Les deux jeunes gens et leur suite se lancèrent à sa poursuite. Les suivants de l'un des deux la rejoignirent et tentèrent de l'enlever en la saisissant par les cheveux. Peine perdue, elle ficha ses pieds dans un rocher d'où il leur fut impossible de l'arracher. Alors, rendus furieux, ils la frappèrent à grands coups d'épieu tout en l'insultant. Couverte de blessures et de sang, elle finit par accepter de les suivre. Ses tortionnaires se divertirent en arrosant copieusement leur prise. Elle profita de leur sommeil, consécutif à cette mémorable beuverie, pour s'évader. Elle se réfugia dans une vallée où elle vécut en se nourrissant de baies et en s'habillant de feuilles d'arbres. Le galant, dont les suivants n'avaient pas été assez rapides, eut connaissance de l'endroit où elle se cachait. Il y envoya ses hommes d'armes, la fit saisir, l'enchaîna et abusa d'elle. Apprenant son infortune, le vainqueur de la course soupçonna le père de complicité et le menaça de lui faire la guerre. .
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Yeshe Tsogyal |
. Trisong Detsen s'interposa et mit tout le mode d'accord en faisant entrer la jeune fille dans son harem. L’empereur l’offrit ensuite à Padmasambhava qui la lui avait demandée. Le maître l’affranchit. Elle devint son épouse mystique et trouva le bonheur. Elle était alors âgée de 16 ans. Comme elle suivait avec ferveur les enseignements du gourou, celui-ci lui conféra l'initiation à l'âge de vingt ans, dans une ambiance érotico-religieuse où l'influence du tantrisme est évidente. Puis il lui ordonna de se rendre au Népal pour s'y chercher un jeune et vigoureux compagnon, aux doigts palmés et portant un signe au niveau du coeur. Chemin faisant, la jeune femme convertit des brigands qui en voulaient à son or. Elle ressuscita le fils mort à la guerre d'un riche marchant, avant de revenir au Tibet avec son compagnon, un esclave hindou, qu'elle avait racheté.
Les ministres bönpos de Trisong Detsen ne voyaient pas d'un bon oeil l'ascendant que prenait le gourou sur leur maître. Ils complotèrent pour s'en défaire et mettre à mort l'épouse de l'empereur qui se commettait avec cet ennemi mortel de la religion de leurs ancêtres. Padmasambhava en fut réduit à dissimuler la jeune femme sous les apparences d'un trident. Il lui redonna figure humaine devant l'empereur et ses suivants médusés. Les ardeurs des comploteurs en furent calmées pour un moment: on ne s'oppose pas à quelqu'un qui possède de tels pouvoirs! Mais ce n'était que partie remise. Pour mettre un terme au conflit, l'empereur décida de départager les antagonistes. Il organisa un tournoi à Samye. La religion qui triompherait serait la seule admise sur ses terres. L'autre serait définitivement bannie. Bönpos et bouddhistes se livrèrent à des joutes verbales sous le regard de la cour et d'un grand concours de peuple. Des points furent marqués de part et d'autre. Mais les bouddhistes finirent par triompher. Les bönpos en avalèrent leur langue de dépit tandis que la grêle d'une averse les accablait et qu'une pluie de fleurs tombait sur leurs rivaux. On passa ensuite à la confrontation des pouvoirs magiques. Là encore, les bouddhistes se montrèrent insurpassables. On notera que, dans ces différents combats, Yeshe Tsogyal gagna toujours, chaque fois qu'elle fut opposée à des bönpos. Comme ces derniers, vaincus mais non convaincus, tentaient de détruire Samye, au moyen d'un charme, elle s'empara de celui-ci, le retourna contre eux et les extermina! Trisong Detsen déclara le bouddhisme vainqueur. Il devint la religion officielle du Tibet. Le bön fut divisé en deux classes: le bön extérieur et le bön intérieur. La première classe fut interdite et la seconde tolérée; ses enseignements furent admis au même titre que ceux du bouddhisme.
Yeshe Tsogyal passait pour posséder une mémoire phénoménale. Aussi lui confia-t-on le soin de retenir des enseignements précieux afin de les préserver de la destruction. Cette femme extraordinaire se réfugia dans plusieurs ermitages pour y méditer, seule ou accompagnée de disciples, nourrie d'air et de plantes médicinales. Nue sur les montagnes, elle survécut grâce à la maîtrise de sa chaleur corporelle. Elle y fut attaquée ou tentée à diverses reprises par toutes sortes d'êtres. Des divinités du bön la combattirent. Des éphèbes vinrent lui caresser les seins et le sexe. Mais elle ne broncha pas: tout cela n'étant qu'illusion.
Ses vicissitudes n'étaient cependant pas terminées. Une bönpo essaya de l'empoisonner. Elle transmua le venin en élixir de longue vie. Sept brigands la volèrent et la violèrent. Par cet acte, et grâce aux pouvoirs occultes de leur victime, les malfaiteurs gagnèrent l'accomplissement spirituel et la libération. La douleur de l'épouse mystique de Padmasambhava atteignit son paroxysme lors de la mort de ce dernier. Elle se frappa au sol, se déchira aux rochers, pour tenter de le retenir. Ce fut en vain. Il s'en alla sur un rayon de soleil. La compassion de la jeune femme ne connut alors plus de borne. Elle donna sa chair aux bêtes affamées et le bas de son corps aux lubriques. Indra la mit plusieurs fois à l'épreuve. Les amis d'un condamné, qui avait eu les rotules brisées, en application du code de Trisong Detsen, vinrent lui demander les siennes pour les remplacer. Elle se laissa entailler les genoux pour en extraire les os. Un lépreux, tellement hideux que sa femme l'avait quitté, vint lui proposer de la remplacer. Elle accepta sans hésiter de partager sa couche. Pour mettre le comble à ses bienfaits, elle parcourut le Tibet et les pays voisins, pendant qu'elle était encore en âge de se dépenser. Elle y dissimula, en des endroits propices, une multitude de textes sacrés destinés à l'édification des générations futures.
Yeshe Tsogyal dispensa son enseignement à la famille impériale et continua de répandre ses faveurs sur le Tibet jusqu'à l'âge de deux cent onze ans (211!). Alors, réfugiée avec ses disciples sur une montagne, elle prophétisa les événements que connaîtrait dans l'avenir le Pays des Neiges. Elle annonça notamment la dissolution de l'empire. Puis, malgré les supplications des uns et des autres, elle disparut dans un palanquin de lumière, abandonnant derrière elle sa cloison nasale, ses dents, ses ongles et ses cheveux, qui furent transformés en reliques, sous forme de petites perles. Elle aurait également laissé l'empreinte d'un de ses pieds dans une montagne voisine du monastère de Moura, en région Golok (Amdo), où elle serait venue méditer. On dit aussi que sa chair fut dévorée par les dakinis avant que ses ultimes restes s'évanouissent dans un arc-en-ciel.
Malgré sa grande piété et ses dons hors du commun, Yeshe Tsogyal pâtit de sa condition féminine dans un monde où les femmes ne sont pas considérées comme les égales des hommes. Selon les conceptions de l'époque, les femmes peuvent en effet rarement atteindre le nirvana et naître femme est une forme de malédiction. Voici les lamentations de Yeshe Tsogyal: "Je suis une femme. Je possède peu de pouvoir pour résister aux tentations. A cause de ma naissance inférieure, chacun s'en prends à moi. Si je me fais mendiante, les chiens m'attaquent. Si je produis un grand bien, les gens du commun m'attaquent. Si je ne fais rien, les commérages m'attaquent. Si tout va mal, tout le monde m'attaque. Quoi que je fasse, je n'ai aucune chance de trouver le bonheur. Parce que je suis une femme, il est bien difficile de suivre la loi du Dharma. Il est même bien difficile de rester en vie."
Yeshe Tsogyal reste l'un des rares exemples d’ermites féminins. A titre d'illustration, voici l'une des visions qu'elle fit lors de l'une de ses retraites: "... Je me trouvais en pays d'Oddiyana, la contrée des dakinis. Sur un sol compact de chair humaine, poussaient des arbres fruitiers tout enfeuillés de lames effilées; des squelettes dressés composaient falaises et collines où les mottes de terre s'éparpillaient en fragments d'os. Au centre s'élevaient les murailles d'une forteresse bâtie avec des crânes desséchés, des têtes humaines fraîchement coupées et pourrissantes. Portes et toits y étaient faits de peaux d'hommes tendues. Dans un rayon de cent mille lieues, l'endroit était entouré par un cercle de montagnes de feu, une tente de vajras, une pluie d'armes, les huit charniers et une palissade de ravissants lotus. A l'intérieur de ce périmètre, j'étais environnée d'oiseaux mangeurs de chair et de bêtes buveuses de sang, de démons et de démones sanguinaires et de tant d'autres monstres. Vision terrifiante! Mais personne ne se montra ni agressif, ni amical, et, passant les trois portails successifs, je pénétrai dans la citadelle.
Je vis là maintes dakinis d'apparence féminine et de couleurs différentes, portant des offrandes multiples qu'elles présentaient à la dakini principale. Quelques-unes taillaient des tranches de leur propre chair avec des couteaux, les disposaient en guise de festin sacré et les offraient. Dans le même but, quelques-unes se saignaient les veines, d'autres extrayaient leurs yeux, leur nez, leur langue, leurs oreilles, s'extirpaient le coeur ou d'autres organes, muscles, intestins, sucs, moelle épinière, leur vie, leur souffle, quelques-unes leur tête, quelques-autres leurs membres: les découpant et les arrangeant pour les offrir en festin sacré à la principale dakini enlacée à son époux;..."
Voici une autre de ses visions recueillie au cours de mes lectures; je n'en garantis pas l'authenticité: "Une femme ayant ses menstrues, totalement nue et ne portant autour du cou qu'un collier d'ossements humains, se dressa devant moi. Elle plaça son vagin sur ma bouche. Son sang se mit à couler, je l'avalai goulûment. Alors tous les royaumes s'emplirent de bénédictions. Une force seulement comparable à celle d'un lion m'envahit."
Début du règne de Mone Tenpo, second fils de Trisong Detsen. Cet empereur, inspiré par les enseignements du bouddhisme, tente de soulager les misères de son peuple. Il est assassiné par sa mère jalouse de l'impératrice. Elle l'empoisonne avec de la tisane de colchique. Les bouddhistes attribueront ce crime à l'influence des bönpos.
800: Le trône revient à Tride Songtsen, alias Senaleg. Le bouddhisme accroît son influence. L'empire semble s'orienter vers une renonciation à l'esprit de conquête.
809: Les Tibétains, alliés aux Qarluqs turco-mongols, assiègent Samarcande et le souverain abbasside Al Mamun doit traiter avec eux.
810: Les troupes abbassides s'emparent du Gilgit sans susciter de réaction tibétaine.
814 (ou 815): Mort de Tride Songtsen. Début du règne de Tritsoug Detsen, alias Tri-Ralpachan (Le Chevelu). Il est imposé par les ministres bouddhistes qui ont récusé son aîné, jugé trop emporté. Très pieux, le nouvel empereur pousse la dévotion jusqu'à se faire moine; il accélère les réformes en faveur du bouddhisme; de nouveaux privilèges sont accordés aux monastères; les textes sacrés font l'objet d'une traduction plus minutieuse. Les bönpos sont persécutés; leur opposition se manifeste avec violence.
822: Signature d'un traité de paix avec la Chine. Cette puissance reconnaît les conquêtes tibétaines. Le Tibet englobe alors le Qinghai, une partie du Gansu et l'ouest du Sichuan. La paix met fin à deux siècles de conflits entre la Chine et le Tibet.
823: Érection de monuments pour marquer l’alliance entre la Chine et le Tibet. L'un de ces monuments se dresse encore sur l’esplanade du Jokhang.
Dans les annales chinoises de l’époque des Tang, on trouve une description imagée des Tibétains. Pour saluer, ils aboient comme des chiens. Pour manger, ils fabriquent un bol en farine d’orge, le remplissent de soupe qu’ils lapent tout en dévorant le bol! Il faut préciser qu’en Europe, au Moyen Âge, on se servait également du pain comme d’une assiette, certains y voient l'origine de la pizza. Quoi qu'il en soit, pour les Chinois, les Tibétains restent des barbares et cela marquera longtemps les relations entre les deux pays.
836 ou 838? (vers 840): L'opposition des nobles, mécontents des distributions de terres concédées aux monastères, débouche sur un complot. L'empereur est assassiné par Wagyal Daw-Ri et ses affidés.
Son frère, Oudoumtsen Darma, alias Langdarma (Darma le Taureau), partisan des bönpos, lui succède. Les bouddhistes sont persécutés; les quelques monastères existants sont détruits (par exemple Samye); les moines et leurs partisans sont tués ou dispersés. Voici du moins la version bouddhiste.
Les bönpos n'accordent pas autant d'importance à ce roi et n'en font pas l'un des leurs. En fait, pour préserver le pouvoir royal, il n'aurait fait que lutter contre l'influence croissante du clergé bouddhiste dans les affaires politiques. Quoi qu'il en soit, en 842(?), un ermite bouddhiste teint en noir un cheval blanc, se revêt d'une cape noire doublée de blanc, se coiffe d'un chapeau noir surmonté d'un crâne humain et se rend à Lhassa déguisé ainsi en magicien bönpo. Arrivé devant le palais du monarque, il se livre à une danse rituelle en brandissant un arc et des flèches. L'empereur apparaît à son balcon. Le faux magicien le "délivre"* d'une flèche qui lui perce le coeur avant de sauter sur son cheval et de prendre la fuite. On ne le retrouvera jamais. Au passage d'un fleuve à la nage, il a retourné sa cape et le cheval, lavé par l'eau, a retrouvé sa couleur d'origine. Le meutre aurait été dicté par Palden Lhamo une divinité terrifiante qui chevauche un coursier sur une mer de sang et dont la selle est confectionnée avec la peau tannée de son fils qu'elle a tué parce qu'il refusait de se convertir au bouddhisme. La mort de Langdarma marque la fin du pouvoir civil et ouvre la voie au pouvoir monastique tout puissant. Le meurtre politique est déjà de tradition au Tibet; au moins six rois de la dynastie du Yarloung sont morts assassinés.
* En principe, le meurtre est interdit par le bouddhisme, cependant, on peut tuer quelqu'un lorsqu'il n'y a pas d'autre moyen de l'empêcher d'accomplir les plus grands forfaits; on le délivre ainsi de lui-même.
La date de la disparition de Langdarma est sujette à caution. On pense qu'elle pourrait avoir été plus tardive. Un oubli de plusieurs dizaines d'années aurait contracté la chronologie. Pendant un siècle et demi les chroniques tibétaines ne donnent plus de dates; les annales chinoise sont plus précises, mais elles sont sujettes à caution dans la mesure où les événements survenus au Tibet ne parviennent en Chine qu'après un long retard et que c'est le moment de leur arrivée qui est souvent utilisé pour les dater; on estime qu'il pourrait manquer au moins soixante ans dans la chronologie des faits, voire 120 ans. En l'absence de documents fiables, il n'est pas facile de dater avec précision les événements survenus au Pays des Neiges.
Quoi qu'il en soit, la puissance du Tibet touche à sa fin. L'empereur assassiné laisse deux héritiers nés de mères différentes, Eusoung et Youmten, qui se disputent le trône pendant une vingtaine d'années. L'un devra s'enfuir en Amdo et l'autre règnera sur le Tibet central. Mais le pouvoir est devenu impuissant. L'empire se morcelle en plusieurs petites monarchies qui luttent les unes contre les autres. Le pays retombe dans le féodalisme. Le premier Potala est détruit. Les sanctuaires désertés sont désacralisés. Bien que proscrit, comme toutes les religions étrangères, le bouddhisme, menacé de mort sous Langdarma, se maintient timidement, à la faveur des troubles, notamment au Kham, grâce à la proximité de la Chine qui le favorise, et à l'influence d'un personnage important, Gerabsel (mort en 915 ou 975).
Pendant plus de deux siècles le puissant empire d’Asie centrale a dominé certaines parties de l’Inde, du Népal, de la Birmanie au sud, de la Route de la Soie au nord, de la Chine à l’est, du Pakistan à l’ouest; au nord-ouest, l’influence tibétaine s’est faite sentir jusqu’à Samarcande. La menace tibétaine obligea même, on l'a vu, la Chine et le monde musulman à se rapprocher. Cet empire sombre maintenant dans une anarchie entrecoupée de révoltes paysannes.
Les pays conquis font sécession: Dunhuang se sépare en 849 (ou 831); les villes frontières chinoises de Touen-houang et Cha-tcheou tombent en 851; c'est le tour du Turkestan (futur Sinkiang) en 860; en 866, le ministre tibétain commandant à la frontière est décapité et son armée se disperse; le Népal recouvre son indépendance en 879. Les armées tibétaines n'intimident plus grand monde; pouvaient-elles d'ailleurs espérer conserver longtemps sous le joug les populations conquises, compte tenu des ressources limitées de leur patrie?
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Chinese Couple - 19th Century