• "LES ANNAMITES CHEZ EUX" René Bouvier (La Revue des deux mondes, octobre 1933)

    Regard d'un dirigeant métropolitain sur ses ouvriers indochinois en 1933...

    "LES ANNAMITES CHEZ EUX" 

    René Bouvier (La Revue des deux mondes, octobre 1933)

     

    Voici un témoignage fort intéressant sur la perception d'un français de métropole sur les Annamites.

     

    Les défauts annoncés sont ceux couramment avancés par les colons, qui se plaignent d'être les victimes fréquentes de divers larcins. Le colonialisme a peut être encouragé ce "défaut", car la délinquance n'a jamais été trait culturel chez le vietnamien.

     

    En revanche l'analyse des autres qualités et défauts méritent le détour !

     

    J'ajouterai, à titre personnel, un trait de caractère non repris ici mais j'ai trouvé dans un ouvrage ancien et que je trouve toujours d'actualité:

     

    "mais l'Annamite n'est qu'un grand enfant que l'expérience ne rendra jamais plus sage" 

     

     

    René Bouvier est issu de la haute Société protestante (HSP), administrateur de la SFFC (future SOFFO), filiale de la Banque de l’Indochine dirigée par Edmond Giscard d’Estaing (note A.L.)].

     

    Les notes entre crochets sont d'Alain Léger. 

    Merci à Alain Léger pour cette contribution !     

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    Texte 

    Quelques défauts.

    "Commençons par leurs défauts, pour déblayer le terrain. Jamais je n'oublierai le spectacle étrange, à l'aube, dans un demi-sommeil alourdi de fièvre, de mon pantalon courant affolé par la chambre. Je bondis à sa poursuite, la fenêtre le happa?; je sortis dans la cour, plus rien. Fuite définitive: des mains invisibles, comme dans la Chatte blanche, avaient commis ce rapt; entendez : pêcher mon vêtement sur ma chaise au moyen d'une longue perche en bambou. 

    Un ami revenant de France ne retrouve plus son service de table; il a la satisfaction de manger dedans le lendemain chez un ami, magistrat par-dessus le marché. Où l'as-tu acheté? — Rue de la Porcelaine: je tiens à te donner l'adresse, car c'était une remarquable occasion: devine combien je l'ai payé?. Mon camarade n'insista pas

    On connaît l'histoire de ce boy d'un haut magistrat du Tonkin. Il promettait, moyennant finances, son appui à l'un des plaideurs, s'engageant à rendre l'argent si son intervention était inefficace. Sa femme tenait le même langage à l'autre partie. À l'issue du procès, tout le monde était satisfait, même le perdant auquel on restituait, avec force excuses et regrets, les arrhes qu'il avait versées. 

    Pas une usine, pas une plantation où le contremaître et les fournisseurs ne cherchent à faire main basse sur une partie de la paye de I’ouvrier et du coolie, à prélever une impitoyable dîme. Si ce dernier veut être engagé, il devra promettre tant pour cent sur son salaire, et s'il ne s'exécute pas, il n'est pas chassé, — car alors la vigilance des dirigeants serait mise en éveil, — mais des menaces le font disparaître mystérieusement. La moindre approbation, la moindre promotion de grade est interprétée par son bénéficiaire comme une possibilité de pressurer impitoyablement ses compatriotes. 

    Un des aspects de cette exploitation, c'est l'usure. Le malheureux paysan annamite succombe littéralement sous le poids des dettes qu'il a dû contracter pour se procurer des semences, un buffle, quelques instruments aratoires. Nous avons ouvert la culture du riz, par un magnifique effort de colonisation, des surfaces nouvelles immenses?; nous avons créé des Caisses de crédit agricole. Or les terres n'ont pas été réparties entre ceux qui vraiment les travaillent, ou leur ont été ensuite arrachées; notre argent ne leur est pas davantage parvenu. Il leur est finalement prêté, par ceux auxquels nous avons fait des avances, à des taux et à des conditions qui constituent pour eux un écrasement parfois définitif. Espérons que nous saurons profiter de l'occasion unique offerte par la crise actuelle, qui a fini par mettre à mal cette classe de spoliateurs,. pour tenter d'établir un contact direct entre le capital, — notre capital, — et le travail. La lutte contre cette néfaste exploitation d'un peuple pauvre et souvent affamé est I'une des raisons, parmi tant d'autres, de la nécessité du maintien intégral de notre autorité en Indochine. Si nous commettions la folie, pour des raisons prétendues humanitaires, de relâcher tant soit peu notre surveillance, I'Indochine se trouverait livrée, comme autrefois, à des exactions odieuses, survivance des abus des mandarins, qui réapparaissent dès que vigilance se trouve quelque peu en défaut. 

    Souhaitons que les hommes d'intelligence et de bonne volonté dont le jeune Empereur de l'Annam vient de s'entourer, — à la suite d'une révolution de palais qui eût alimenté, par ses péripéties multiples et pittoresques, la verve d'un Saint-Simon, —fassent partir de haut d'indispensables exemples et contribuent à cet affranchissement d'un peuple digne d'estime, en ledébarrassant d'habitudes centenaires qui paralysent son essor

    Autre petit défaut des Annamites. Dans une usine de papier [Papeteries de l’Indochine*, du groupe SFFC], une malfaçon grave a été commise, entraînant un accident mortel. Il importe absolument. de sévir. Or, impossible de dégager la vérité et de découvrir le responsable. C'est la conspiration du silence; personne n'a rien entendu, ni rien vu. Enfin, vous mettez la main sur un chef dé fabrication qui était là, vous en avez la certitude. Vous allez pouvoir faire aboutir votre enquête, car, au surplus, il entend fort bien le français. Du coup, il l'a brutalement oublié, bredouille des heures entières sans que notre impatience paraisse en quoi que ce soit le troubler; poussé à bout, il vous égare sur une fausse piste. Inutile de vous mettre en colère, la perte de votre contrôle tournerait à votre entière confusion. Il semble que la vérité ait pour les Annamites quelque chose de brutal et de dangereux et que sa précision même les rebute. C'est une lumière qui brûle. 

    Les Qualités

    Les qualités vont maintenant prendre leur revanche. 

    Tout d'abord le courage. Les Annamites sont admirablement courageux. Un excellent petit apprenti, un becon comme on les appelle, tourne depuis quelques jours avec admiration autour d'une nouvelle machine à papier; la bouche ouverte, il darde des heures entières ses petits yeux noirs vers ce monstre qui siffle et qui fume. Il interroge, veut comprendre comment l'appareil fonctionne. Une curiosité soudain le saisit et pour voir «comment cela fait», il glisse sa main entre deux cylindres de la sécherie, et en sort un chiffon émacié et sanglant. Il court vers nous sans un cri, sans flancher. Tant bien que mal, car il n'y a pas une minute à perdre, nous l'amputons, le ligaturons, sans une plainte de sa part. Il regagne à pied, en tenant son moignon, la can nha paternelle. Huit jours après, à son retour, il demande à travailler au service du monstre qui l'a blessé.

    Au cours de la révolte de Vinh, fanatisées par les extrémistes, les bandes ont marché sur les mitrailleuses, tranquillement, en se tenant la main. C'est au courage des Annamites qu'est due en partie leur remarquable expansion en Indochine. Ils ont chassé les Cambodgiens du delta, largement contribué à la chute des Khmers, réduit à rien le royaume des Chams, et maintenant les Laotiens reculent devant eux, tant cette race a de rayonnement et de mordant. Si toutes les conditions requises par la religion sont remplies, si l'Annamite a l'assurance que ses mânes seront révérées, qu'elles trouveront un asile, il songe à la mort avec une sérénité parfaite. Son fils, légitime ou adoptif, lui donnera, s'il le peut, un beau cercueil qu'il fait admirer aux visiteurs. Puis, il se commande un tombeau, dans un lieu riant, au pied d'une colline, près d'un bouquet d'arbres, et si possible d'un ruisseau. ... 

    Mais la race annamite, en dehors de son courage, est servie par bien d'autres qualités hors pair: adresse, patience, esprit d'observation. Nous partons dans la brousse pour quelques jours. Mon cuisinier (bep) me demande avec insistance de lui prêter ma montre. J'hésite, me souvenant de l'histoire toute récente du pantalon. Enfin je me décide. — Qu'en as-tu fait?? dis-je, la lui réclamant dès mon retour. Il me la rapporta intacte. — Moi, en avoir fait une. — Montre-la. Alors il me présente fièrement une sorte de gros réveil, bricolé au moyen de boîtes de conserves, de morceaux de bambou, d'un vieux ressort d'acier donné par le chef d'atelier. À ma stupéfaction, le réveil marche... à la condition d'être remonté toutes les trois heures. J'entends le soir, dans la cuisine, le grincement de crémaillère qui redonne du souffle à ce nouvel et bruyant habitant de mon bungalow solitaire.  

    Dans une imprimerie importante, à Hanoï [Imprimerie d’Extrême-Orient (SFFC)], des enfants de douze à seize ans deviennent en quelques mois d'excellents compositeurs, étonnamment rapides et soigneux, dans une langue qui n'est pas la leur et qu'ils ont souvent apprise au hasard. Une importante verrerie est mise en marche à Haïphong pour fabriquer des glaces [Verreries d’Extrême-Orient (SFFC+St-Gobain)]. La mise au point d'une telle fabrication en Belgique et aux États-Unis comporte souvent des semaines de casse. Au bout de quinze jours, la main-d’oeuvre est formée, les ouvriers ont attrapé le tour de main voulu, les pertes sont presque insignifiantes [arrêt de la prod. de verre plat en 1933].Une usine de pâte de bambou [à Vietri], dont la marche doit être ralentie en raison des circonstances, est confiée entièrement à des Annamites. Ils observent de près I'un des points délicats de la fabrication, la récupération de la soude, et obtiennent des rendements égaux sinon supérieurs à ceux des usines analogues d'Europe les mieux menées au point de vue technique. 

    Passons à l'agriculture. Le greffe des hévéas dans les plantations de caoutchouc, — ce greffage dont on parle tant depuis quelques années, non seulement dans les rapports spéciaux, mais aux assemblées générales d'actionnaires, — et la saignée de l'arbre à caoutchouc, opérations des plus délicates, sont effectuées dans les plantations de Cochinchine de manière généralement remarquable. Après un court apprentissage, les coolies réussissent couramment deux cents greffes par jour et les hévéas en production sont bien rarement blessés par cette entaille qu'on leur fait subir tous les deux jours en leur enlevant, afin que le latex s'écoule, une mince lanière d'écorce dont l'épaisseur doit être réglée à un millimètre près. La canne à sucre [Sucreries et raffineries de l'lndochine*] est à ses débuts en Cochinchine; sa culture s'est heurtée aux pires difficultés dans le delta dont le sol n'est pas encore désacidifié, où les inondations sont fréquentes; les qualités de cannes locales étaient, au surplus, assez inférieures, le rendement à l'hectare était décevant. Devant tous ces obstacles, une plantation décide de s'adresser à des métayers pris dans les rizières voisines: ils s'installent, échouent d'abord, observent, travaillent le sol motte à motte, sélectionnent les cannes, comprennent l'intérêt des engrais et déterminent quels sont les meilleurs. Peu à peu cette culture s'améliore, s'intensifie, devient payante. Certes, les champs parcourus avec ces paysans ne valent pas encore ceux de Java ou des Hawaï. Nulle part cependant ils ne sont cultivés avec plus d'amour et d'intelligence. Le thé [lndochinoise de cultures tropicales, puis Plantations indochinoises de thé] se développe actuellement dans la haute région de Dalat et du Kontum, produisant d'ailleurs une qualité hors pair qui rivalise avec les meilleurs produits de la région de Ceylan et de I'Himalaya. On sait combien la cueillette, au début surtout, est délicate. Un expert hollandais réputé, qui vient de visiter à fond ces plantations, déclare qu'il n'a pas constaté uns seule faute dans la récolte des feuilles. 

    Mais est-il besoin d'insister davantage? Ne suffit-il pas, pour se convaincre de l'adresse du peuple annamite, de parcourir cette ville du moyen âge qu'est le quartier des artisans d'Hanoï, d'observer les brodeurs sur soie qui travaillent tard dans la nuit, au tambour, souvent à la clarté de petites bougies qu'ils déplacent sur la soie. Passez à la rue des sculpteurs, examinez comment, pour incruster la nacre dans l'ébène, ils poussent, sans se servir d'aucun modèle, la gouge dans le bois dur, à petits coups, sans qu'aucune malfaçon ne se produise; vous serez convaincus. Avant de quitter les arts mineurs, il faut nous arrêter un instant à la pittoresque corporation des cuisiniers, de ces cuisiniers qui se passent vaisselles et recette d’une maison à l'autre, qui, toujours accroupis au milieu des casseroles et des plats sans que vous ayez jamais à vous occuper ni du fourneau, ni des achats, ni de rien, en ville ou en pleine brousse, vous préparent ce que vous voulez pour le nombre d'invités que vous voulez et savent disposer sur la table avec un goût sûr et sobre des jetées de fleurs et de charmants bouquets. Le mien, qui adore les sucreries, m'impose chaque soir un gâteau richement décoré. Je lis dessus «Vive les usines» ou «Vive le patron», en sucre et en moka, ou encore, une douloureuse nouvelle m'étant parvenue, cet avis compatissant «Bon courage». Ils vous troussent des langoustes rutilantes, dans une gamme insoupçonnée de sauces multicolores et d'oeufs mimosas. Le domestique en vous servant vous susurre aux oreilles les mots «Timbale Richelieu», « Rôti à la Talleyrand», toute notre histoire et notre géographie y passent! 

    On dit que, pour bien connaître un peuple, il faut rechercher ce qu'il fait lorsqu'il n'a rien à faire. La fête du Têt, la grande fête annamite qui immobilise la vie pendant plusieurs jours et parfois des semaines, a commencé ce matin à la plantation de caoutchouc de B... L..., hier encore en plein travail, est totalement silencieuse et déserte aujourd’hui. Nous venons de la parcourir et nous nous reposons sur la terrasse de la maison du directeur, M. d'A... [d’Aboville > Terres rouges, selon Yvonne Pagniez], d'où l'on découvre tout le domaine. Au premier plan, les caféiers d'un vert sombre et lustré, et, au loin, la ligne bleue et légère des montagnes; comme un rideau, en quelques minutes, la nuit tombe. — C'est le mauvais moment pour nous, dit d'A., celui du phonographe qui grince dans le silence, des lettres que l'on relit; parfois la fièvre oubliée au cours des tournées de la journée commence à vous sonner dans les oreilles et à vous battre dans les poignets. N'y pensons pas ce soir; vous êtes là et nous aurons une distraction inattendue. Restez, dit-il en insistant. Nous entendons alors un bruit lointain qui gronde parmi les arbres; puis des lumières paraissent, se groupent, se rapprochent et voici sortant de la forêt un long serpent multicolore qui, le long des allées, rampe vers nous. — C'est le concours des lanternes, la farandole du premier soir, je vais vous demander de distribuer les prix. Notre embarras est grand tandis que les coolies vêtus de blanc, pieds nus, au son de leurs instruments monocordes et de leurs gros tambours, défilent. Nous sommes bien loin, en effet, de nos deux types de lanternes indéfiniment répétées depuis toujours, celles du 14 juillet ou des bals de barrières, les rondes et les cylindriques à accordéons. Nous hésitons entre une véritable pagode lumineuse à deux étages, un tigre qui remue la tête en tournant des yeux terribles, un grand diable d'éléphant bleu qui secoue sa trompe, un phare qui, mû par un mouvement d'horlogerie, projette des feux intermittents bleus et roses; vraie fête à la vénitienne, ruisselante de couleurs, tout emmêlée de banderoles, d'oriflammes, de panneaux coloriés. J'ai la vision, un moment, de l'une de ces folies nocturnes peintes par Pietro Longhi. Ils défilent, défilent toujours, la musique devient plus grave, scandée, les petites figures jaunes se tendent, le rythme exerce son emprise, nous nous sentons nous-mêmes entraînés. Un gong résonne comme un tonnerre. Un dragon, de plusieurs mètres de long, sort alors du bois, annelé, au chef énorme couvert de bosses et d'antennes, il est porté par quatre Annamites, l'un dans la tête, les trois autres dans le long corps ondulant. Il commence sous nos yeux une danse folle, se roule et se tord, sa croupe se distend brusquement, sous une affreuse colique, il bondit vers nous, menace le balcon, fait mine de sa grosse gueule ouverte de mordre les poteau qui le soutiennent. Deux jeunes picadors, serrés dans un vêtement de jersey blanc, ceints d'une écharpe de soie rouge, armés alternativement de bâtons et de sabres, surgissent à leur tour. Avisant ses ennemis, le dragon se jette sur eux; une sorte de danse et de voltige gracieuse et preste, réglée comme un impeccable ballet, commence alors. Le dragon reçoit en cadence des coups de matraque sur la tête ou de sabre en plein coeur. Un arrêt: I'occupant de la tête, étourdi par la bastonnade, passe ce poste de choix à son collègue de la partie caudale. Enfin, le dragon rend l'âme, chiffe incolore affalée par terre, symbole des mauvais génies errants dans la plantation, rôdant autour de la maison, et dont on vient d'avoir raison. Puis il se ravise, saisit deux bâtons et se hisse lentement vers nous pour ouvrir une gueule affamée dans laquelle nous glissons cinq piastres en guise de dragées qui secouent tout son long corps de satisfaction. Alors, le long serpent de lumière, glissant le long des allées, regagne sa forêt. 

    Intelligence et faculté d'assimilation 

    Mais ces qualités natives, ces dons si rares que nous venons d'observer, que donnent ils lorsqu'on les cultive et les développe. On sait combien les Annamites aiment et respectent les études; la hiérarchie dépendait autrefois du degré d'instruction, les premiers ministres étaient choisis, suivant une doctrine vraiment renanienne, parmi les forts en thème et les premiers prix d'un véritable concours général qui se tenait tous les quatre ans à Nam-Dinh. 

    Il faut voir à Hanoï, Ia ville universitaire de l'Indochine, défiler graves, avec des airs recueillis de séminaristes, les jeunes étudiants en pantalon blanc, en robe de soie noire rappelant un peu une chasuble par sa forme, n'était la doublure de soie bleue de ciel que l'on découvre de temps en temps. Leurs familles les entretiennent à grands frais, les revenus de maintes rizières laborieusement travaillées y passent; le soir, pour économiser la lumière, mâchant du riz ou une patate bouillie, ils apprennent leurs leçons dans les jardins publics, sous les lampes électriques. 

    Nous entrons dans une école au moment où une petite voix flûtée nous apprend que Clovis, pour faire plaisir à saint Rémy et donner une preuve décisive de sa foi, a tranché de haut en bas le voleur du vase de Soissons. Pauvre vase, te, revoilà! Je t'avais laissé en France: je ne me doutais certes pas que tu étais un article d'exportation. Les petits Jaunes, pétrifiés par nous, regardent du coin de l'oeil tandis que nous admirons leurs cahiers si bien tenus, à l'écriture soignée, sans une tache. C'est là toute une génération nouvelle que nous formons avec un grand luxe de professeurs, d'écoles, de Lycées, d'examens. Ne conviendrait-il pas de développer ces dons-là où il sera possible de les utiliser? Les Annamites pourront assurer peu à peu nos services d'ingénieurs praticiens; déjà ils font le plus clair de ceux du cadastre et des travaux publics; les cadres professionnels de l'industrie naissante de la colonie pourront sans doute leur être à peu près confiés. Ils sont aptes à devenir d'excellents mécaniciens, électriciens, dessinateurs, chimistes. 

    Enfin, ils sont déjà, et doivent devenir plus encore, des médecins au diagnostic sûr et des chirurgiens pleins de sang-froid et de dextérité. Nous en avons trouvé des preuves décisives chez les infirmiers chargés des hôpitaux des plantations. Le médecin inspecteur de l'une d'elles déclarait que, sur soixante-huit malades ou blessés soignés ce jour-là, il ne relevait pas une erreur de diagnostic sur les feuilles de visite. Le domaine ayant été attaqué par des pirates, un chef de village avait, reçu à bout portant la décharge d'un fusil qui lui avait brisé la jambe et enlevé le bout du nez. Il gisait le visage couvert d'un énorme pansement. On le lui enlève: — Mais il a un nez! — Oui, répond l'infirmier, moi avoir voulu faire greffe, moi avoir pris morceau fesse et lui avoir collé là; moi l'avoir fait bien plus joli qu'avant; sa femme très contente. 

    Voilà dans quel sens il faut orienter ces jeunes étudiants, en se préoccupant de leur trouver un gagne-pain quand leurs familles se seront saignées à blanc pour leur permettre de triompher aux examens, sans pouvoir comprendre ni admettre qu'ensuite ils ne soient pas pourvus d'un poste correspondant à leurs sacrifices et leurs efforts. Aussi, les laisser venir nombreux en France, où le spleen les guette, où ils perdent leur jolie tenue et leurs manières courtoises pour laisser pousser leurs cheveux, porter lunettes, errer de la Coupole à la Rotonde, et palabrer interminablement à la russe, en faisant soi-disant du droit, des lettres ou de la philosophie, nous paraît être une erreur lamentable. Nous leur communiquons cette aigreur, ce besoin de dominer des primaires dont sauront tirer parti les quelques mandataires de Vladivostok qui errent encore de port en port et cherchent à tout prix à pénétrer dans cette Indochine, qu'un service de sûreté, organisé de main de maître, s'efforce de préserver. 

    Nous contribuons souvent à détruire le foyer annamite, à effacer d'admirables traditions qui s'estompent comme les plus fins dessins sur les vieilles laques, alors qu'il fallait les leur restituer peu à peu. Quelle erreur d'enlever leur âme supérieure à l'autel familial où elle habite, pour l'orienter vers une idéologie sèche et raisonneuse qui conduit à des impasses et couvre de mots creux la violence et la rébellion ! N'exagérons d'ailleurs rien; le mal n'est pas irréparable; ce n'est là qu’une erreur de méthode, il semble que l'on commence à s'en rendre compte. Des artistes ! oui, peu à peu il en est qui lèvent parmi les artisans, à force de travail et d'attention. Méfions-nous d'aller trop vite; chez eux le trait précède la tâche, ils sont mieux doués pour un dessin personnel, fouillé, souvent nerveux, que pour le choix des couleurs et la détermination des valeurs. Si nous leur mettons le pinceau trop vite à la main, — et quel que soit le remarquable talent du maître qui les oriente actuellement dans ce sens, — ils ne donneront pas leur pleine mesure.

     

    Or, l'on peut fort bien espérer, aux résultats acquis déjà, que les expositions de l'Agence économique de l'lndochine nous révèlent, voir apparaître quelque jour un Jongkind du fleuve Rouge ou un Puvis de la rizière! 

    Nous avons essayé de dégager bien incomplètement quelques traits du caractère annamite. Il faudrait mentionner aussi, en effet, leur sobriété, leur grande sociabilité qui se traduit non seulement par d'interminables conversations, mais par cette volumineuse correspondance qui fait que, chaque jour, dans telle usine du Tonkin, le courrier des secrétaires est plus important que celui de la Société.

     

     

    Que de lettres, mon Dieu, sur grand papier, d'une écriture soignée, habillant de métaphores plus ou moins heureuses tous les potins de la ville, de la brousse ou de la rizière ! L'un, avant de vous demander un service, vous compare à la clarté douce et bien`faisante de la lune; un autre, qui fait du catalogue de la Manufacture d'Armes de Saint-Étienne son livre de chevet, vous envoie des «salutations polies et finement nickelées».

     Y a-t-il dans ce pays aux aspects si divers, mais toujours si imposant par l'amplitude de ses paysages, qu'est l'lndochine, un point où, en dépit de leur existence de lutte et de misère, les Annamites ont pleinement donné leur mesure et exprimé leur âme imaginative et complexe. Ils ne sont pour rien dans l'art khmer, ultime témoin de l'art indien aux confins de la zone d'influence chinoise, art chargé d'impressionnantes réminiscences assyriennes et grecques. Ils ont abattu les Chams, dont les temples de briques roses, qui dressent encore dans le Sud-Annam, au haut des collines, leurs tours simples, de style vertical, très pures de lignes, n'ont pas grand sens pour eux.

     

    Mais on les retrouve vraiment dans la plaine des tombeaux des environs de Hué, où palpite un animisme de féerie. Cette solitude peuplée, ces jardins fleuris où l'on s'égare dans un labyrinthe de temples, d'escaliers, de terrasses, de portes de porcelaine multicolore qui s'ouvrent sur le ciel, où les eaux sont voilées d'herbes et de lotus en fleurs, laissent une impression d'attente inquiète. Nulle part au monde on n'a su rendre plus présente une absence. Au moment où vous allez trouver certains détails puérils, une forte impression vous arrête. Voici, au milieu de cette villa aménagée pour le maître, une colline sombre, entourée, comme par un anneau sacré, d'un immense mur gris, dont la lourde porte est hermétiquement close et pour toujours. C'est le tombeau même du roi. Vous sentez alors parmi ce paysage, où le culte et le divertissement alternaient, une sorte de souffle romantique, wagnérien, qui passe.

     

    Ce contraste, que vous observez surtout dans le tombeau de Ming-Mang, me paraît marquer un sommet de l'art annamite moderne et la plus forte expression qu'il nous ait donnée de sa pensée dans ce qu'elle a de plus charmant et de plus élevé."

     

    Sommaire

     

    http://belleindochine.free.fr/RegardsSurLesAnnamites.htm

     

     

     

     

    « Une femme planteur : Mme de la Souchère La Princesse de l'hévéa ! Monsieur Ching Tsai Loo ( Monsieur LOO ) »

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