• LE CAMP 113

    LE CAMP 113

     

    Ce fut par étapes journalières successives de 15 à 20 kilomètres, marquées par de nombreuses haltes diarrhéiques que nous nous dirigeâmes vers le Camp 113.

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    Notre organisme affaibli et l’état lamentable de nos pieds ne nous permettaient, en aucun cas, de faire plus.

     

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    Nos deux gardes semblaient d’ailleurs l’avoir compris, ils nous laissaient toute latitude pour régler la marche à notre guise.

     

     

    Ils avaient certainement dû recevoir des ordres dans ce sens avant notre départ, la consigne étant sans aucun doute de nous livrer en piteux état, certes, mais vivants au Chef du Camp 113.

    Chaque soir, nous mangions et logions chez l’habitant.

     

    Notre condition alimentaire s’était sensiblement améliorée, nous devions atteindre les 500 grammes de riz par jour, servis en deux repas, avec quelques légumes et parfois même de la viande de porc, suppléments toujours gracieusement offerts par les paysans qui nous hébergeaient.

    http://ecx.images-amazon.com/images/I/51wOHTv8PrL._SL500_AA300_.jpg

    récit, sobre et violent, de neuf mois d'enfer, d'une lutte quotidienne contre la mort, qui emportera près de deux détenus sur trois.

    A la misère physique s'ajoute une misère morale peut-être pire encore.

    En effet la rééduction politique est assurée par un Français, Boudarel, qui leur prodigue sans relâche la saine doctrine communiste jusqu'à la haine de soi et des autres.

     

     

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    Le ler mars 1953, nous touchions enfin au but, littéralement crevés", mais avec néanmoins une lueur d’espoir quant à l’amélioration prochaine de notre condition de vie.

     

    Le dernier cours d’eau assez profond fut franchi "à poil", la tenue de combat enroulée autour du cou, sur la charge de riz, avec l’aide précieuse de nos deux bo-doï, nos anges gardiens depuis notre départ de Nghia-Lo.

     

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    A force d’habitude, ils nous étaient devenus presque sympathiques. Sur la rive opposée se dressait le Camp 113.

     

    Le grand appentis abritant les cuisines se tenait aux abords immédiats de la rivière.

    Le camp proprement dit, dont on apercevait les premières cagnas dissimulées sous la végétation, s élevait à 200 mètres de là.

     

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    Les premiers pensionnaires rencontrés, presque aussi mal en point que nous, ne furent guère curieux ni loquaces.

     

    Etaient-ils blasés, ou bien respectaient-ils tout simplement notre misère et notre fatigue ? Les deux suppositions pouvaient être admises.

    Dès notre arrivée, nous fûmes conduits chez le Chef de camp.

     

    Homme sans âge, de taille moyenne, sec, comme la plupart de ses compatriotes, ni sympathique ni franchement antipathique, il nous souhaita la bienvenue en ces termes :

     

     

    "Je suis heureux de vous accueillir au Camp 113.

    Je sais tout de vous..

     

     

     

    Mais quoi que vous ayiez pu faire avant votre capture, vous serez hébergés, nourris et soignés ici dans les mêmes conditions que vos camarades simples combattants selon les principes humanitaires prescrits par notre vénéré Président.

     

    Cette mansuétude à votre égard ne devra toutefois pas vous faire oublier votre position de "criminel de guerre".

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    il vous faudra obéir sans discuter aux ordres des gardes, du surveillant général, de mon adjoint ici présent, français comme vous, mais qui depuis 1945

    a choisi le camp de la paix".

    Instinctivement, nous suivîmes le regard du Chef de camp pour tenter de distinguer les traits de celui qu’il venait de nommer.

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    Assis à l’écart, dans la pénombre, demeuré silencieux depuis notre entrée afin, vraisemblablement, de mieux nous observer, nous ne l’avions pas remarqué. Son image était trop floue pour nous permettre de le définir.

     

     

    Le Chef de camp ne nous en laissa d’ailleurs pas le temps.

    "Monsieur BOUDAREL, dit-il, est chargé, sous ma responsabilité, d’animer ce camp, c’est-à-dire d’assurer votre rééducation politique, d’organiser vos loisirs, de vous donner le goût du travail manuel afin de faire de vous, fils égarés d’un peuple travailleur, épris de liberté, des hommes nouveaux, des combattants de la paix.

     

    Je compte sur votre concours et votre bonne volonté.

     

     

    Maintenant, allez rejoindre vos camarades et vous reposer. J’ai donné les ordres nécessaires pour votre installation".

    Nous venions d’entendre notre Nième leçon de morale socialiste.

     

    En dépit du ton persuasif de la dernière phrase, elle n’avait, comme les précédentes, profité qu’à son auteur, entretenant chez lui, comme un besoin, l’illusion de sa médiocre importance.

     

    Quant à son adjoint, il en fut pour ses frais.

     

    Blasés à tout jamais par de tels propos, nous étions, mon camarade et moi, restés sans réaction. Sa manière de procéder, d’épier dans l’ombre pour le compte de nos ennemis, le comportement de ses malheureux compatriotes, qu’il allait, par sa trahison, contribuer à avilir, me le rendit d’emblée antipathique.

    Une nouvelle de notre arrivée s’était très vite répandue. Aussi, dès mon apparition, je fus immédiatement assailli de questions. La plupart de mes camarades de combat étaient là, avides de nouvelles. Ils m’avaient d’ailleurs tous cru mort. Leurs visages maigres, leurs yeux enfoncés, leur teint bilieux m’ôtèrent une partie de mes illusions quant à une amélioration substantielle de ma condition de vie.

     

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    Toutefois, leur nombre, leur présence, leur sollicitude me réconfortèrent.

     

     

     

     

    C’est la raison pour laquelle, pressé de questions, je leur fis, malgré ma lassitude, le récit détaillé de mes cinq longs mois d’internement éprouvant même, au fur et à mesure que je débitais mon long monologue, un impression de soulagement, comme si le simple fait de leur raconter ma récente misère pouvait la leur faire partager.

    Mon adaptation au rythme du camp allait durer une dizaine de jours, au cours desquels, bénéficiant de la complicité de mon chef de groupe et de l’esprit de solidarité des hommes valides, je parvins à éviter la plupart des corvées.

     

     

    Ce court répit me permit de récupérer un tant soit peu de mes forces et de soigner tant bien que mal mes plantes de pieds et chevilles avec l’aide et grâce au dévouement et à l’esprit inventif et débrouillard de Kemen, seul et unique infirmier du camp.

     

     

    Ce laps de temps me donna également l’occasion de faire plus ample connaissance avec les lieux et d’étudier les hommes, leur comportement et leurs réactions face à leurs misérables conditions d’existence.

     

     

     

    Le Camp 113 était bâti sur une sorte de promontoire boisé, mais débroussaillé, avec, en son milieu, une clairière artificielle aménagée en amphithéâtre, dans lequel des rondins posés directement sur des troncs d’arbres sectionnés faisaient office de bancs. Face à ces bancs, une estrade.

     

    Délimitant cet amphi, sur ses côtés est et ouest s’élevaient deux rangées de cagnas, comportant chacune deux bâts-flancs et une allée centrale, dissimulées sous la frondaison.

     

    Sur chacun des autres côtés aboutissait un chemin.

     

     

     

    L’un descendait en un large virage à gauche vers les habitations des autorités et des gardes, puis, plus loin, vers les cuisines et la rivière, l’autre menait tout droit, en pente douce, vers la cagna baptisée "‘infirmerie".

    Rien ne délimitait le camp, ni rideau de bambou ni clôture de barbelés ni mirador, c’était superflu. Tout autour de nous, c’était la jungle hostile, avec ses embûches, ses fauves, ses serpents, ses myriades d’insectes de toutes espèces.

     

     

     

    Approximativement, nous situions le camp à 70 km de la frontière de Chine, à 20 km du grand village de Vinh-Thui (6) placé au point de jonction de notre cours d’eau avec la Rivière Claire, à 200 km de Tuyen-Quang, à 350 km de Vietri poste français le plus proche, à 450 km de Hanoï, à plus de 14-000 km de la France à vol d’oiseau.

     

     

    Le camp était occupé par quelque 320 prisonniers, tous d’origine européenne, parmi lesquels 7 officiers attendaient depuis des mois leur transfert au Camp N’ 1, une trentaine de sous-officiers dont une dizaine d’adjudants-chefs et d’adjudants.

     

     

    Sur ce nombre, 270 environ survivaient dans des conditions précaires d’alimentation, d’hygiène et de prophylaxie.

    A l’infirmerie, véritable antichambre de la mort,

     

    20 squelettes à pieds d’éléphant (7) agonisaient sous un essaim de grosses mouches vertes. Malgré le dévouement de Kemen et sa médication de fortune, ils étaient vaincus par la faim, vidés par la dysenterie, minés par le paludisme, l’avitaminose, les ascaris, la peau rongée par les champignons de la dartre annamite, de la bourbouille et du hong-kong-foot.

     

    Parmi ceux qui n’avaient plus aucune réaction et qui allaient mourir le soir même ou dans la nuit, certains avaient les lobes d’oreilles et la base des narines entamés par les rats. C’était un spectacle affreux.

     

     

     

    Dans les cagnas, le reste de l’effectif atteint des mêmes maladies, à un degré moindre peut-être, mais cependant d’une autre non moins mauvaise :

     

    "la maladie du bât-flanc" (mauvaise habitude consistant à rester allongé en dehors des heures normales de repos), se préparait à remplacer, à plus ou moins brève échéance, à l’infirmerie, leurs camarades qui allaient mourir.

     

     

     

    En somme, la hantise au camp était dominée par la hantise de la mort.

     

     

    C’était un véritable mouvement continu, à sens unique, irréversibles Tous ceux qui étaient admis à l’infirmerie mouraient.

     

     

     

    Les agonisants attendaient la mort, les épuisés prenaient la place des agonisants, les sans-espoir succédaient aux épuisés, les nouveaux arrivés comblaient les vides entretenant ainsi le cycle.

     

     

    Le taux de mortalité variait entre 25 et 40 décès par mois, et même plus, selon les saisons.

     

     

     

    La catégorie la plus touchée était, sans conteste, celle des jeunes de 18 à 25 ans, fait qui tendrait à confirmer que l’homme n’atteint son point de maturité qu’à 25 ans. Autre constatation : les célibataires tenaient moins bien le coup que les mariés. Là encore, je pense qu’un facteur stimulant intervenait pour maintenir à un niveau plus élevé le moral et la volonté de survie de l’homme marié : sa responsabilité de chef de famille.

     

     

    Dans un but d’organisation, les pensionnaires étaient répartis par groupes de 30 à 40. Le responsable du groupe ou animateur était élu par ses camarades. Son investiture restait toutefois subordonnée à l’approbation du Chef de camp, ou plutôt de son adjoint, BOUDAREL, le "théoricien", qui en sa qualité d’ex-professeur de philosophie au lycée de Saigon, était plus apte à jauger les hommes, d’autant plus que ceux-ci étaient ses compatriotes.

     

     

    L’animateur avait des responsabilités très limitées.

     

    Il veillait au maintien de la propreté des locaux communs, à l’observation de l’hygiène collective dans la mesure des moyens (inexistants), procédait aux appels sous la tutelle d’un garde ou du surveillant général, dirigeait l’activité du.

    groupe en matière d’éducation politique et de loisirs, participait avec ses pairs à la rédaction des motions, manifestes ou lettres.

     

     

     

    Du lot des animateurs émergeait l’Adjudant R.... beau parleur, à la réplique facile, doté d’une conscience élastique lui permettant de s’adapter à toutes les situations en profitant de toutes les circonstances pour arriver à ses fins, même s’il devait pour cela user de procédés peu recommandables tels que le mouchardage et les fausses accusations. Sa façon de louvoyer, d’aller au-devant des désirs des autorités et de les satisfaire au-delà de leurs espérances, son goût très marqué, pour les idées professées dans les cours politiques qu’il animait par ses initiatives hardies et ses prises de position catégoriques, toujours bien accueillies par BOUDAREL, lui conféraient une certaine notoriété. Celle-ci lui donnait de l’ascendant sur un petit noyau de prisonniers sans envergure ni personnalité (sous-officiers pour la plupart), qui préféraient cette solution de facilité consistant à abonder dans ses idées et se placer sous sa protection, pensant de cette manière pouvoir s’attirer les bonnes grâces de leurs geôliers.

     

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    Ainsi se présentait à moi le Camp 113, avant mon intégration complète en son sein.

     

     

    Quoiqu’il en fut, le sentiment de sécurité que procurait la masse de mes compagnons d’infortune, la chaleur des amitiés retrouvées, la création de nouvelles, notamment parmi mes compatriotes bretons me libérèrent progressivement de l’angoisse incessante ressentie au cours de mes cinq premiers mois d’internement.

     

    C’est pourquoi, malgré ma fatigue persistante, la faim, les plaies incomplètement guéries, la dysenterie qui me sciait les tripes, les accès de palu de plus en plus fréquents, le béri-béri, je retrouvai peu à peu mon calme.

     

     

    Ma volonté de vivre, un instant ébranlée, reprenait le dessus.

    "Criminels de guerre, vous êtes ici pour expier vos fautes, vos crimes!", c’était l’éternel refrain.

     

     

    Le système de rééducation imposé aux prisonniers était axé tout entier vers ce but. Le vieil homme devait faire place à un homme nouveau.

     

     

    Les mercenaires sanguinaires du capitalisme international devaient se transformer en véritables et agissants combattants de la paix, selon le procédé marxiste, le seul valable, qui consistait à affamer les corps (c’était chose faite) pour disposer plus facilement des esprits (ce qui fut plus difficile).

     

     

    Notre emploi du temps s’établissait, en principe, de la manière suivante: Les matinées étaient consacrées aux corvées courtes, corvée de bois, lessive, débroussaillage, etc. La corvée de bois avait lieu tous les jours (le bambou brûle vite), la corvée de riz tous les dix jours environ (distance variable, 15 à 25 km). L2 corvée de sel (30 à 40 km), de loin la plus pénible, la plus harassante, le plus souvent conduite par BOUDAREL, durait deux, trois et parfois même quatre jours. L’équipe qui y participait perdait à chaque fois deux, trois ou quatre hommes en cours de route ou après le retour au camp, un nombre analogue un ou deux jours plus tard. Les après-midi étaient consacrées à l’éducation politique par BOUDAREL, aux séances d’autocritique, auxquelles je ne me suis jamais plié, n’ayant rien à me reprocher. Mais il n’en était pas de même de nombreux autres camarades, qui s’accusaient d’exactions invraisemblables, puis juraient sur leurs grands dieux qu’ils allaient passer le reste de leur captivité à s’amender, à se repentir dans le but avoué d’entrer dans les bonnes grâces de leur laveur de cerveau, avec l’espoir de faire partie de la prochaine libération anticipée. Les meetings coîncidaient avec les bonnes nouvelles du front ou les exploits des stakhanovistes russes. Les soirées étaient meublées soit par des veillées au cours desquelles alternaient chants et sketchs, soit par des discussions au sein des groupes.

    Tous ceux qui pouvaient tenir debout participaient aux corvées et aux activités du camp. "Si pas travailler, c’est pas manger telle était la devise du surveillant général.

    Notre bonne ou mauvaise volonté à admettre la vérité enseignée conditionnait tout le système. C’est pourquoi, les lendemains des cours ou meetings sans résultats satisfaisants, on voyait s’allonger la corvée de bois de 4 à 5 km, la corvée de riz de 10 à 20 km. Pour la même raison, la quantité de riz aux repas diminuait, le cube de viande de buffle disparaissait bientôt du menu sous prétexte de pénurie momentanée. Par contre, lorsque des progrès étaient constatés dans notre éducation, le phénomène inverse se produisait. Dans ces moments-là - ils étaient rares - les autorités auraient facilement sacrifié deux ou trois chèvres. Bref, comme notre estomac, le système était élastique.

    Bien que supérieure de 200 à 250 grammes à celle servie dans les camps de représailles et qui m’avait fait perdre 20 kilos en cinq mois, la ration alimentaire quotidienne était nettement insuffisante pour maintenir les corps, déjà vidés de leur substance, en état de résister aux fatigues journalières, aux maladies, à la rigueur du climat.

    Cette ration représentait une certaine quantité de denrées alimentaires correspondant à la valeur en piastres "Ho-Chi-Minh" d’un kilo de riz. Ce qui ne voulait pas dire que chaque prisonnier percevait un kilo de riz par jour. C’était plus subtil et plus compliqué que cela. Théoriquement - je dis bien théoriquement - la ration homme-jour se- décomposait comme suit

    Riz = 600 g

    Sel = 5 à 10 g

    (perceptions très irrégulières, souvent un mois sans)

    Viande = 10 à 20 g de viande de buffle

    Légumes = pratiquement inexistants, à part une fois de temps en temps, 1 des liserons d’eau, des racines de manioc, des feuilles de courges, des herbes comestibles.

    Le kilo de riz étant taxé à 20 piastres, la ration homme-jour de riz représentait déjà, à elle seule (20 X 600) : 1000 = 12 piastres. L’équivalent en piastres des 400 g restants, soit (20 - 12) = 8 piastres était utilisé pour l’achat, à l’intendance ou chez l’habitant, des autres denrées. Le sel, élément de soutien indispensable à l’organisme, en particulier dans les pays tropicaux, où l’on transpire tellement, était une denrée très rare. Importé de Chine, ou provenant du delta par voie de contrebande, il était hors de prix. En somme, il ne restait même plus 8 piastres pour acheter la viande et les légumes. Même en tablant sur 8 piastres, chaque prisonnier ne pouvait, en dehors des vieux buffles prêts à crever, espérer journellement et raisonnablement prétendre qu’à quelques grammes.

    En admettant que la totalité du riz absorbé fut assimilée par l’organisme, ce qui reste à vérifier, cette ration de famine fournissait à chaque prisonnier un maximum de 2.000 calories par jour alors qu’il lui en aurait fallu 4.000 pour se maintenir en condition en raison de ses activités et de la rigueur du climat, qui le créaient parmi les travailleurs de force de 2ème catégorie.

    Mieux qu’un long exposé, le tableau comparatif joint en annexe montre d’une manière saisissante les déficits en calories et principes énergétiques de la ration alimentaire servie aux prisonniers de guerre dans les camps du Viet-Minh par rapport aux besoins normaux d’un travailleur de même condition.

    Ainsi, donc, pour rétablir l’équilibre entre la quantité de calories reçues (2.000) et la quantité de calories dépensées (4.000), le prisonnier devait chaque jour puiser dans ses propres réserves les 2.000 calories manquantes. Durant les premiers mois de la captivité, ce processus de restitution par l’organisme d’une quantité d’énergie "travail" supérieure à la quantité d’énergie aliment" reçue se concevait, mais plus après six ou neuf mois de détention. En effet, passé ce délai, il ne restait plus un gramme de graisse à brûler dans les organismes décharnés des prisonniers. C’est la raison pour laquelle, passé ce délai, la plupart mouraient.

    Mais alors, me direz-vous, comment les autres ont-ils fait pour survivre ? Là est l’énigme ! D’autres avant nous ont vécu dans des conditions non pas analogues, mais comparables : ce sont les détenus des camps de concentration nazis. Eh bien, malgré l’effroyable hécatombe, quelques-uns ont survécu. Ceux qui avaient la foi, un idéal ou une responsabilité familiale capables de garder intact leur moral. Je pense qu’il en a été de même pour les survivants des camps du Viet-Minh.

    Le mois de juin 1953 fut fertile en événements. Vers le 5 du mois, une vingtaine de prisonniers, sélectionnés parmi les plus évolués politiquement, furent dirigés vers les lignes françaises en vue de leur libération. Comme il y avait peu d’élus, il y eut beaucoup de déçus, en particulier dans le clan des mouchards et rampants notoires, dont le chef spirituel riait jaune. Parmi les élus, deux réintégrèrent le camp après trois semaines d’absence. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’au dernier moment, juste à la minute où ils croyaient le miracle accompli, leur directeur de conscience (le commissaire politique) leur avait signifié qu’il leur manquait encore un petit quelque chose, en matière de rééducation, pour être digne de bénéficier de la clémence du président Ho. En vérité, tout était prévu dès leur départ du camp, c’était dans la ligne du système. Quel terrible choc moral pour ces deux pauvres types ! Certains camarades furent à maintes reprises les victimes de ce jeu cruel.

    Pour ceux qui restaient, cette libération eut toutefois une conséquence heureuse. En effet, par l’intermédiaire de nos camarades libérés et des autorités militaires françaises qui les avaient accueillis, nos familles allaient enfin savoir ce que nous étions devenus, être fixées sur notre sort. Il n’avait certes pas été question de remettre de lettres à ceux qui étaient partis, une telle pratique était strictement interdite et bien trop risquée pour le prisonnier qui avait eu la chance de quitter le camp. A propos de nouvelles, je signale que la dernière lettre adressée à ma femme remontait au 14 octobre 1952. Depuis, plus rien, hormis le bref communiqué habituel des autorités militaires "porté disparu, présumé prisonnier !" que le maire de Morlaix avait eu la pénible mission de transmettre. Depuis ma capture, je songeais souvent à la terrible angoisse dans laquelle ma famille vivait, sans nouvelles depuis huit mois, ne sachant même pas si j’étais encore de ce monde. En ce mois de juin 1953, beaucoup de familles eurent hélas à déplorer la mort d’un des leurs, et déjà la très longue liste s’allongeait tous les jours. Tous nous redoutions l’issue fatale.

    La recrudescence de la mortalité, en ce début de mois, maintenait cet état d’esprit. La chaleur étouffante annonciatrice de la mousson y était pour une grande part responsable. On enterrait à tour de bras un, deux, trois, quatre par jour et parfois plus. L’équipe des croque-morts du Capitaine Thomasi, chargée de creuser les tombes, ne suffisait plus, on dut la renforcer.

    L’infirmerie, où les condamnés à mort ne faisaient que passer, était pleine d’hommes nus, squelettiques, complètement déshydratés, qui n’avaient même plus la force ou la volonté ni de manger, ni de se lever pour satisfaire leurs besoins naturels. Leur immobilité cadavérique, pouvait-on dire, ne permettait quelquefois pas, à première vue, de distinguer ceux qui venaient de mourir des moribonds. Il n’y avait cependant pas besoin de tâter le pouls ou le coeur pour constater la mort. En effet, dès que l’âme avait quitté le corps de celui qu’allait pourrir en terre du Viet-Nam, les ascaris se montraient, fuyant par l’anus ou par la bouche les intestins ou l’estomac de celui qu’ils avaient patiemment mais inexorablement aidé à mourir.

    Ascaris, excréments, mouches, asticots souillaient en permanence les bât-flancs de cette morgue-infirmerie où, inlassable, Kemen, aidé depuis peu par deux camarades, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour soulager les souffrances et maintenir un semblant d’hygiène. Son dévouement faisait l’admiration de tous. Comment faisait-il pour ne pas céder au découragement devant l’inutilité de ses efforts devant la carence des autorités responsables qui ne lâchaient leurs comprimés de paludrine, d’opium ou de stovarsol qu’au compte-gouttes ? Certes, l’amour de son métier y était pour quelque chose, mais il y avait aussi - et surtout - son esprit de solidarité. Ce n’étaient certainement pas les mêmes sentiments qui animaient l’intellectuel BOUDAREL, "Eminence Rouge" du camp pour se faire le complice agissant de cette entreprise de destruction massive de compatriotes. Le comportement de cet homme était incompréhensible ; son indifférence dépassait l’imagination. L’idéologie marxiste avait dû lui mettre une pierre à la place du coeur.

    Un membre de l’équipe des cuistots ayant été libéré, je fus dès son départ appelé à le remplacer. Je ne m’attendais pas du tout à cette affectation. Elle ne me réjouissait pas. C’était un poste à très grande responsabilité compte tenu des maigres rations mises à notre disposition pour la distribution. Si pour le riz la répartition était relativement facile, il n’en était pas du tout de même pour la viande. Diviser 6 kilos de viande en 300 parts égales n’était pas, je vous l’avoue, chose aisée. Il ne fallait pourtant léser personne, c’eût été impardonnable, surtout en cette période de mortalité jamais égalée. Pour la viande, il fallait encore tenir compte de la chaleur. Crue, elle ne se conservait qu’un jour ; cuite, trois jours au maximum, et encore fallait-il la recouvrir d’une bonne couche de graisse pour éviter tout contact avec l’air chaud ambiant et les mouches. J’aurais bien volontiers cédé mon poste à l’Adjudant R.., patron des soumis, qui paraissait jalouser ma place, s’il n’avait tenu qu’à moi de prendre cette décision.

    Vers le 30 juin, nous reçûmes la visite d’un avion d’observation français : les libérés avaient bien situé le camp aux autorités militaires françaises. Avec notre complicité, il repéra le camp dès le premier passage. Le lendemain, un Dakota de la Croix-Rouge nous parachutait vivres, médicaments et certainement courrier. Nous n’en vîmes pas la couleur. La plus grande partie fut récupérée par l’armée populaire, le reste par le Chef de camp et ses adjoints. Kemen reçut, en plusieurs fois, quelques boîtes de lait concentré, quelques comprimés supplémentaires que, la mort dans l’âme, il ne fut autorisé à administrer qu’aux mourants - à ceux qui n’en avaient plus besoin - parce que, chez eux, le point de non-retour était atteint ou déjà franchi. Quel gâchis !

    La situation sanitaire se dégradait de jour en jour, et l’affaiblissement général et progressif des individus à la fin de juin laissait présager le pire. On voyait des prisonniers, apparemment bien portants la veille ou l’avant-veille, mourir subitement. Les rats, qui proliféraient à une cadence prodigieuse, furent rendus responsables de ces décès subits et rapides. Dans une certaine mesure cette accusation était justifiée, des cas analogues s’étant déjà présentés dans d’autres camps, où la spirochétose, maladie provoquée par une bactérie transmise par les urines du rat avait fait des ravages. Pour tenter d’en réduire les causes et les effets, une chasse aux rats fut immédiatement organisée. En quelques jours, une bonne centaine de ces rongeurs passa de vie à trépas. La cadence des décès ne ralentit pas pour autant.

    Jusqu’à cette date, la mort n’avait touché que des hommes de troupe et quelques sous-officiers, dont la valeur marchande, pour les Viets, n’avait que peu d’importance, mais elle pouvait bientôt, sans crier gare, frapper les quelques officiers encore présents au camp, au sort desquels la Croix-Rouge Internationale s’intéressait. Leur disparition risquait de soulever des problèmes, notamment à l’heure des règlements de comptes à la fin de la guerre, lors de l’échange des prisonniers. Il devenait donc urgent de les soustraire au plus vite au danger immédiat. Les autorités agirent sans retard, à l’exception du Capitaine Thomasi, dont les raisons du maintien nous échappaient. Ils furent dès les premiers jours de juillet mis en route sur le Camp, N’ 1.

    Devant la recrudescence de la mortalité, chacun réagit selon sa dose de volonté du moment. Un grand nombre de prisonniers s’abandonna au désespoir, malgré les efforts des plus valides pour les inciter à réagir. L’hygiène individuelle et collective se relâcha à un point tel que l’emploi de la force devint nécessaire pour obliger certains camarades à prendre leur bain quotidien, à laver et bouillir leur tenue de paysan, seul et unique vêtement, à ébouillanter leur panier à riz et ké-bat à goyave, à bouillir leur eau de boisson, à nettoyer leur bât-flanc, à se rendre aux feuillées pour faire leur chiasse, et à manger la totalité de leur maigre ration de riz.

    Personnellement, ma conscience et mon moral furent mis à rude épreuve. Je supputais mes chances de survie : elles étaient minimes.

     

    Ex criminel de guerre dangereux, imperméable aux cours politiques, il était illusoire, pour moi, de compter sur la faveur d’une libération anticipée.

     

    La guerre durait depuis 8 ans, elle pouvait encore durer autant, peut-être même plus. Nous ne connaissions, de la situation militaire, que les communiqués de victoire du Viet-Minh ; ils ne me convainquaient guère.

    C’est devant tant d’incertitudes que germa peu à peu dans mon esprit l’idée d’une évasion. Les risques étaient énormes, mais en cette période, l’une des plus misérables que j’aie connues, l’évasion me paraissait être la seule issue possible. Mieux valait mourir dignement, en tentant l’impossible, plutôt que de mourir de maladie, ou tout simplement d’inanition dans ce camp de concentration du bout du monde.

    Le poste français le plus proche, Vietri, au confluent du Fleuve Rouge et de la Rivière Claire était à quelque 350 km. Tenter l’aventure, à pied (pieds nus) par les pistes à travers la jungle, sans carte ni boussole ni guide ni vivres de réserve eût été de la folie.

     

    Même en empruntant le chemin le plus court, la route coloniale, ce qui était impensable, il aurait fallu plus de 15 jours à un homme valide pour le faire.

     

    La descente en barque ou en radeau de la rivière restait donc la seule et unique solution. C’était le début de la mousson. Il pleuvait tous les jours. Le niveau du cours d’eau qui arrosait le camp avait monté de près de trois mètres en moins de dix jours. La vitesse du courant était de l’ordre de 10 à 15 km à l’heure.

     

    Malgré la mise en garde des autorités contre les dangers d’une telle tentative qui obligatoirement comportait la descente de la Rivière Claire, réputée pour la traîtrise de son cours, ses récifs à fleur d’eau, ses rapides et ses tourbillons, il convenait de profiter des circonstances favorables.

    Tenter seul l’aventure sur un radeau eût été également courir au suicide. Seul, je n’aurais jamais pu le guider, le maintenir dans le sens du courant. Je devais donc chercher un partenaire sûr et qui voulut bien affronter et partager tous les risques et périls que cette folle tentative comportait.

    L’adjudant Montagne fut ce partenaire. Ancien du Bataillon de Corée, nous avions fait la traversée de Marseille - Haïphong ensemble et sympathisé dès le départ.

     

    Affectés tous deux au ler Bataillon Thaï, lui à la 4ème Compagnie, unité qui tenait le piton surplombant Nghia-Lo, moi à la C.C.B, nous nous étions revus très souvent avant notre capture. A mon arrivée au Camp 113, il fut le premier à m’accueillir et à me réconforter. Militaire cent pour cent, marié, père de famille, il partageait mes sentiments quant à nos chances de survie ; c’est pourquoi il accepta d’emblée ma proposition, et cela d’autant plus facilement qu’il y avait lui-même songé.

    Les préparatifs furent vite bâclés.

     

    Radeau et pagaies furent repérés à deux kilomètres en aval du camp, au cours d’une corvée de bois.

     

    Notre projet, tenu secret jusqu’au dernier moment, ne fut révélé qu’au Capitaine Thomasi et à Kemen, qui nous fournit quelques comprimés de’ paludrine et de sel, ainsi qu’une boule de riz de réserve, prélevée sur la ration des morts de la journée. Le départ fut fixé au 14 juillet, après l’appel du soir.

     

     

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